Domaine Kajiya

Pris d'un besoin urgent de se relaxer, Katsuki parcourait ce qui avait été avant la guerre un jardin.
A l'époque l'endroit était magnifique, et reflétait bien la richesse et l'ancienneté des Kajiya. Des arbres centenaires couvraient de leur ombre de calmes plans d'eau, des buissons luxuriants et des massifs si bien agencés qu'ils semblaient naturels. Le seul fait de pénétrer dans ce jardin donnait un sentiment de paix que, précisément, Katsuki tentait en vain de retrouver.
Les années de guerre avaient transformé l'ancien paradis en un lieu sinistre couvert de cendres et piqueté de troncs noirs qui se dressaient désespérément vers le ciel. Il n'y avait plus aucun point commun avec ce qu'il avait connu durant son enfance. Cet endroit était-il seulement le même? Il en doutait presque malgré les souvenirs qui l'assaillaient à chaque pas. Un tel changement était difficile à admettre.
Son cœur se serra quand il pensa aux responsables de ce désastre: il en faisait partie. Ses attaques avaient sûrement carbonisé quelques arbres en même temps que ses ennemis. Il avait la conscience tranquille concernant ses dégâts sur l'armée adverse, mais le sort subi par le jardin familial le culpabilisait. *Et dire que c'est peut-être moi qui l'ai arrangé comme ça...* songea-il en posant la main contre un tronc noir de suie. Il se raidit. Il venait de s'accuser d'une faute. Encore une. Avait-il besoin de le faire alors que sa famille se chargeait si bien de le critiquer en oubliant facilement qu'il avait fait tout ce qui était humainement possible? Il avait trouvé le moyen d'accroître le mélange de colère, de frustration et de doutes qui polluait son esprit. A quoi bon venir dans les ruines d'un jardin pour se tranquilliser?

De toute façon, il ne trouvait pas son bonheur. Il voulait s'allonger sur un tapis d'herbe fraîche isolé, et il ne voyait que du charbon. Il se résigna à s'asseoir là où il était, sur les traces du combat. Un petit nuage de poussière noire se forma quand sa main quitta le tronc, et resta suspendu en l'air quelques instants avant de se dissiper. Katsuki aurait aimé se défaire aussi facilement de ses soucis.
En touchant le sol, il eut un sursaut à la pensée qu'il était peut-être vu, et il corrigea instinctivement sa position pour retrouver une allure convenant mieux à son rang, le dos droit et la tête haute. *Personne ne me voit! J'ai pas besoin d'être comme il faut! Bon, je dois me détendre…le dos…* Hélas, il avait beau se raisonner, il restait aussi "présentable" que si il avait été en plein conseil et pas dans un champ de cendres. * Eh! Mais c'est salissant, les cendres! * pensa-il en se redressant brusquement. * Oh, c'est pas grave, à la fin! * Il reprit sa position initiale.

Soudain, il pensa à la réaction qu'aurait Wakaji si il le voyait, et il abandonna ses récriminations personnelles pour la colère qu'il éprouvait envers celui qui prétendait le dominer . * Il pourrait dire que je me terre pour ne pas affronter mes responsabilités…Evidemment, lui n'a pas toute une famille d'ingrats sur le dos! Je le hais! Je le hais! *
Il se rendit alors compte que, tout à ses pensées belliqueuses, il levait le poing pour ponctuer ses "Je le hais!" Une fois de plus, il balaya anxieusement du regard les alentours en se recomposant un air fier et neutre. * M'abaisser à de telles démonstrations! Bon, le poing est de nouveau à sa place, pas besoin de me crisper davantage! Stop! * Il avait en tout cas la certitude que son mal être ne l'empêcherait pas de défier Wakaji si il y avait lieu.

"Quelqu'un arrive," signala l'un des ouvriers qui s'affairaient sur la toiture de l'ancienne demeure des Kajiya. Ses collègues ralentirent pour le lorgner du coin de l'oeil tandis qu'il se penchait dans la direction du chemin pour identifier l'arrivant. A son kimono et à sa démarche parfaitement mesurée, il reconnut une femme de la haute société du village. Il attendit qu'elle s'approche d'avantage pour donner des détails à ses collègues ; quelques pas de plus et il put affirmer qu'elle était jeune, ce qui le réconforta. Les membres des clans du village de Tsuchi n'étaient jamais commodes, mais les jeunes filles restaient agréables à regarder, quelles que soient leurs origines... Puis il remarqua l'éventail cachant le menton de la-dite jeune fille, et il se retourna précipitamment vers son travail.
"C'est Ayame-dono," siffla-t-il à ses collègues, qui grimacèrent et se hâtèrent de l'imiter.
Trop tard, bien sûr. Un tel écart dans leur comportement ne pouvait échapper à la vigilance d'aigle de la soeur aînée du jeune chef de clan, et tous le savaient. Ayame-dono était, à leurs yeux, plus terrifiante encore que les ninja en titre de son clan ; elle remarquait la moindre faute, le plus petit détail et se chargeait personnellement de faire mesurer aux coupables l'ampleur de leur médiocrité. Elle n'était pas capable de les rouer de coups elle-même, ce qui importait peu puisque le reste de sa famille approuvait son jugement impitoyable et appliquait pour elle les mesures plus physiques. Si la voir remettre son frère en place à l'occasion avait un côté jouissif, subir son déplaisir n'était jamais agréable.

Ayame parcourut la dizaine de mètres qui la séparaient de la maison à petits pas, en retenant son kimono de sa main libre pour l'empêcher de traîner dans la poussière. De temps en temps, elle glissait un regard vers ses pieds pour s'assurer que pas un centimètre de peau n'était découvert - elle portait à cette fin plusieurs sous-vêtements, mais on lui avait inculqué comme principe de ne jamais rien considérer comme acquis. Elle s'arrêta devant la troupe d'ouvriers qui restauraient les murs de la maison de son enfance et les regarda s'agiter inutilement, sans doute dans l'espoir d'éviter ses remontrances. L'embryon de sourire sur ses lèvres fut caché par son éventail.
"Prêtez d'avantage d'attention à ce que vous faites et cessez de m'épier. Cette maison est vieille de plusieurs siècles, je doute que vous ayez de quoi rembourser les dégâts causés par une maladresse," leur rappela-t-elle. "L'un d'entre vous a-t-il vu mon frère ?"
Elle suivit du regard la direction pointée par le chef des ouvriers en n'écoutant qu'à demi ses tentatives maladroites de politesse, et s'éloigna à l'instant où il cessa de parler, avec un petit signe de tête le renvoyant à ses activités.

Elle trouva Katsuki assis dans un recoin de l'ancien jardin, et retint une exclamation qui aurait entaché son maintient de jeune fille respectable. Ce petit irresponsable s'était assis à même le sol, dans les cendres et la poussière ; si ses vêtements n'étaient pas irrémédiablement tachés, il faudrait s'estimer heureux. Outre le manque de discernement quant à l'endroit où il s'était assis, il se tenait affreusement mal. Ayame ignorait quelles méthodes on avait employé pour enseigner à ses frères et soeurs le maintien des membres des clans aussi nobles que le leur, mais elles n'avaient guère été efficaces - elle avait l'impression de passer sa vie à corriger leur posture, leur langage, leurs manières.
Sans un son, elle s'approcha de Katsuki et, une fois arrivée dans son dos, le salua d'un coup sec de son éventail sur son omoplate.
"Katsuki. Un chef de clan ne se traîne pas à terre comme un nourrisson et se tient à distance de la saleté. Que diras-tu si à ton retour les ouvriers te voient couvert de cendres ? Il est indécent de montrer si peu de respect pour le travail que représentent des vêtements d'une telle qualité."

Sursaut, repli défensif et correction instinctive de posture se mêlèrent dans le mouvement de Katsuki. Parfaitement conscient qu’une telle réaction n’améliorerait en rien les dispositions de sa sœur (les améliorer était d’ailleurs hors de sa portée), il parvint à prêter une attention suffisante à ce qu’elle disait pour ne pas empirer son cas. Suffisante, mais pas entière. En effet, malgré des années d’expériences malheureuses, il ne pouvait s’empêcher de se demander, en de pareilles occasions, où trouver un havre de paix à l’abri d’Ayame.
Une fois le laïus achevé, il prit le temps de masser délicatement son omoplate, proie favorite de l’éventail de sa grande sœur, avant de lui répondre. Les sourcils d’Ayame se froncèrent presque imperceptiblement devant un tel luxe. Le fait était rare et précédait généralement les punitions les plus désagréables. Soucieux d’enrayer le processus, Katsuki se leva, adopta son maintien le plus avantageux et s’épousseta avec noblesse et distinction. Visiblement, cette précaution n’eut aucun effet sur l’aînée des Kajiya.
Il en tira la certitude qu’une fois encore il ne parviendrait pas à remonter du plus petit millimètre dans l’estime d’Ayame (le record devait tourner autour de trois millimètres). Il voulut alors se réfugier quelques instants encore dans un heureux passé sans éventail ni reproches, mais ne lui revinrent que ses sinistres ruminations à peine plus joyeuses que la confrontation présente.
Sans le désespoir qui s’emparait de lui, jamais il n’aurait osé faire front alors qu’il se savait fautif.
« Mon incurie représente un avantage pour toi. Le rôle d’une fille de bonne naissance consistant pour une bonne part à entretenir le matériel familial dont l’usage permet d’asseoir la grandeur des Kajiya (et le linge fait partie dudit matériel), l’occasion t’est donnée d’œuvrer pour notre nom ».
Ayant dit, il éprouva le sage besoin de nuancer ses paroles en adoptant un ton plus respectueux.
« Mais c’est un plaisir pour moi de te voir et un bienfait que d’entendre tes reproches avisés, reprit-il. Voulais-tu me parler ; je veux dire d’autre chose que de cendres et de vêtements ? »
Il corrigea une fois de plus sa position en essayant d’éviter de regarder autour de lui en quête d’indésirables témoins, comme il avait coutume de le faire, puisque nul ne pouvait de toute façon être plus pointilleux en la matière qu’Ayame. L’appréhension lui saisit le ventre alors qu’il attendait sa réaction. Il n’éprouvait pas autant cette sensation en plein combat.