Terrain d'entraînement n°6 (deuxième leçon)

Assis à son bureau dans la salle de répartition des missions, mâchonnant un crayon et pliant feuille sur feuille pour calmer ses nerfs, Gendo Araki se cachait de ses collègues et des nombreux ninja apportant rapports et réclamations derrière quatre montagnes de paperasse. Il avait même pris soin de disperser quelques formulaires non-remplis devant elles, pour éviter qu'on ne se doute qu'il avait terminé depuis longtemps. Au diable sa conscience professionnelle, il avait besoin d'un peu de temps pour réfléchir, sa tranquillité d'esprit en dépendait. La nouvelle tombée entre ses mains la veille l'avait maintenu éveillé pendant un certain temps, à compter les fissures sur le plafond de sa chambre en cherchant une solution. Un professeur temporaire serait détaché auprès des élèves de Kenka durant sa convalescence, il le savait depuis longtemps déjà. Le seul problème était le ninja sur lequel s'était porté le choix du Conseil. Araki était bien placé pour connaître les contraintes à prendre en compte lors de la répartition des tâches entre les différents membres du village. Malgré tout, il avait espéré qu'on éviterait de rendre leur situation encore plus difficile aux élèves de Kenka. Le mélange formé par leur nouvelle équipe était déjà, par lui même, détonnant. Si le Conseil s'amusait à inclure une nouvelle variable instable entre les enfants et leur nouveau professeur...
Hen Taisaku n'était pas à proprement parler quelqu'un de désagréable, du moins tant qu'on n'était pas tenu de lui présenter son épouse ou sa fille. Il n'était pas non plus ce qu'on faisait de mieux comme professeur remplaçant, à fortiori pour une adolescente aussi perturbée que Yume... Ni pour Jiu, qui avait, pour autant qu'Araki pût en juger, sa part de problèmes relationnels. Le chûnin ne pouvait s'empêcher de s'inquiéter pour les deux genin - leurs premiers pas dans le monde des shinobi prenaient des allures de chemin de croix. Sans même tenir compte de la réaction de Kenka, l'équilibre d'un tel trio était loin d'être garanti - or Kenka avait justement très mal réagi en s'entendant annoncer que Taisaku prendrait sa place auprès de ses gosses. S'il n'avait été préoccupé par Jiu et Yume, Araki se serait beaucoup amusé de la jalousie dont son ami faisait déjà preuve à leur égard, malgré toutes ses ronchonnades.
Il fut tiré de ses pensées moroses par l'arrivée du principal concerné - à qui il devait transmettre l'ordre officiel de mission. Taisaku se précipita devant la seule employée présente dans la salle, s'accouda à sa table et commença à flirter avec elle, secouant la tête jusqu'à trouver l'angle permettant à ses cheveux auburn de capter toute la lumière jaunâtre du plafonnier pour produire une superbe aura orangée. Lorsqu'il se mit à tripoter les multiples anneaux dorés et clous à pierres bleu sombre qui ornaient ses oreilles, elle se résolut à le chasser d'un petit geste agacé de la main. Il rit, s'empara de son poignet, déposa un baiser sur le dos de sa main et évita son geste furieux en se tournant vers le bureau d'Araki. Il s'en approcha de quelques pas, se pencha pour tenter d'apercevoir le propriétaire derrière les piles de formulaire, n'y parvint pas.
Araki le regarda pivoter sur ses talons et envoyer un baiser à sa collègue confuse, envisagea un bref instant de le laisser partir, puis renonça. Taisaku était un joli coeur, pas un incapable ; il repasserait jusqu'à obtenir sa mission. Et sa collègue serait très embarrassée d'avoir à subir une deuxième scène de ce genre dans la même journée.
"Hen-san !"
Taisaku pivota derechef, éclata de rire en contournant le bureau.
"Gendo-san, je vous croyais à l'autre bout du village ! N'importe qui d'autre que vous prendrait ses jambes à son cou devant une telle pile de ces formulaires stupides. Il paraît," ajouta-t-il en pointant discrètement sa précédente interlocutrice du pouce, "que vous en avez un pour moi ?"
Araki soupira et extirpa l'ordre de mission de l'une des piles. Taisaku tendit la main, mais Araki se contenta de fixer le papier. Taisaku cligna des yeux, puis s'accroupit pour se soustraire aux regards des autres shinobi présents.
"Gendo-san ?" chuchota-t-il. "Y'a-t-il des détails confidentiels dont vous devez me parler ?"
Les épaules d'Araki se crispèrent ; il roula le formulaire et le posa dans la main de Taisaku.
"Oui et non. C'est... personnel, si on veut. Mais lisez, ce sera plus facile de vous l'expliquer après." Il attendit que Taisaku ait parcouru l'ordre des yeux - à sa décharge, il ne sourcilla même pas en apprenant qu'il allait devoir s'occuper des élèves de Kenka. "Je connais Yume, et j'ai eu l'occasion de parler avec Jiu. Je tenais à vous prévenir qu'ils ne sont pas toujours très... faciles à gérer. Évitez autant que possible de les brusquer, ou vous n'en tirerez rien."
Taisaku fronça les sourcils et s'éventa de la main - un geste qui lui revenait chaque fois que quelque chose l'agaçait.
"Gendo-san..."
Araki sourcilla, plissa les yeux ; Taisaku haussa un sourcil et s'éventa de plus belle. L'expression d'Araki redevint brusquement neutre, joviale même.
"Ah, et Kenka m'a confié un message pour vous. En tant que son remplaçant."
Taisaku regarda Araki se pencher vers son oreille sans réagir, interloqué par son brusque changement d'expression.
"Il a dit," susurra Araki, avant de prendre une longue inspiration et d'imiter soigneusement la voix rauque d'un Kenka en colère, "si jamais quand je les récupère tu les a rendus encore plus chiants, je t'explose la gueule, pauvre tante."
Araki s'écarta d'un mouvement vif et cessa de prêter attention à Taisaku, qui se redressa lentement, s'écarta et salua avec une politesse un peu trop nerveuse.
"Je me souviendrai de vos conseils, Gendo-san," marmonna-t-il avant de s'éloigner aussi vite que sa dignité offensée le lui permettait.



Ce fut donc avec une certaine appréhension que Taisaku se rendit au rendez-vous prévu avec les deux genin dorénavant placés sous sa responsabilité. Sa main gauche était enfoncée dans la poche de son pantalon, la droite virevoltait entre ses boucles d'oreilles et ses cheveux ; il avait changé de veste au moins trois fois avant de quitter son appartement, sans mentionner le nombre de pantalons qu'il lui faudrait replier en rentrant ce soir là.
Il n'avait pas bien compris pourquoi Gendo s'était montré si désagréable la veille, et s'était renseigné auprès d'un de ses collègues : il faisait figure de père d'adoption auprès de la fille, Yume. Elle n'était d'ailleurs pas née au village mais avait été récupérée dans des circonstances douteuses - qui lui auraient sans doute valu une exécution si Gendo n'avait intercédé en sa faveur. Jiu, quant à lui, était un digne représentant de sa famille d'empoisonneurs fous, à ceci près qu'il ne s'entendait pas mieux avec le reste de sa famille qu'avec les occupants lambda du village. Voilà qui expliquait pourquoi on avait refilé ces mioches à Jagaajaku. S'il avait toujours su que sa réputation le précédait en toutes circonstances, il avait jusque là ignoré qu'on lui prêtait des tendances pédophiles. Cette gamine devait avoir douze ans ! Il aimait les femmes, pas les midinettes en grenouillère, merci bien. Et il n'avait pas pour habitude de terroriser les enfants, contrairement au professeur en titre de ces deux malheureux. Il avait été genin, lui aussi, et il avait depuis longtemps dépassé le stade pendant lequel les nouveaux chûnin malmenaient leurs cadets.
Bref, il s'était résolu à ne mentionner aucun des sujets à risques - leurs origines, leurs familles, leur professeur - et à se concentrer sur la mission qu'on leur avait confiée. Elle était simple et facile, même pour des genin, il pourrait donc se reposer et, avec un peu de chance, prendre du bon temps : ils avaient ordre de jouer les guides touristiques pour un riche propriétaire terrien d'une province voisine, venu visiter le fameux village ninja de Suna accompagné de sa femme. Un parvenu quelconque, infichu de comprendre qu'un village ninja était une institution militaire. Bah, il suffirait de peu pour l'impressionner, et avec un peu de chance l'épouse serait jolie.

Il arriva au terrain d'entraînement avec dix minutes d'avance, lui-même surpris de sa performance. Il n'était pas abonné aux retards, il préférait juste arriver à l'heure dite. Cependant, depuis qu'il était chûnin il avait pris l'habitude de rendez-vous tôt le matin, et se préparer pour neuf heures lui avait fait l'effet d'une grasse matinée. Il avisa une dune encore à l'ombre et alla s'y asseoir. Pour s'occuper, il sortit un kunai de sa poche et enchaîna quelques moulinets, en réprimant son envie de bâiller d'ennui. Offrir aux passants le spectacle de ses amygdales manquait de classe. Voilà pourquoi il n'aimait pas attendre. On finissait toujours par faire quelque chose de stupide et ridicule pour échapper à l'oisiveté. Il lui fallait de l'action, ou bien de jolies femmes ; compter les secondes qui passaient avait toujours été un cauchemar pour le fringuant jeune homme qu'il était.

Comme presque tous les matins, Yumi était remontée le long du drap pour chatouiller le nez de son maître du bout de sa queue, doucement, en prenant soin de ne pas le piquer. Jiu ouvrit aussitôt les yeux et sourit en passant sa main sur la carapace de son scorpion, qui fit claquer ses pinces. Yumi aimait le réveiller, alors même quand il ne dormait plus, le jeune homme gardait les yeux fermés et l'attendait, maîtrisant sa respiration de façon à suggérer un sommeil profond.
C'était aujourd'hui, se rappela Jiu en se levant, qu'ils rencontraient leur nouveau professeur. Son oncle, celui qui possédait un grade de chûnin, la honte de la famille, lui avait appris la nouvelle la veille au soir. Il ne passait plus beaucoup au domaine des Akino, mais c'était assez normal, compte tenu du fait qu'il n'était pas complètement toqué. Jiu l'aimait bien. Le frère aîné de sa mère avait trente-six ans ; sa peau mate contrastait avec ses cheveux blonds, plus foncés que ceux de son neveu, qu'il portait courts et ébouriffés à l'exception d'une fine tresse qui allait en s'affinant le long de sa nuque. Il n'avait pas, comme le reste de sa famille, cette lueur un peu folle dans les yeux ; les siens étaient marrons et semblaient pétiller sous ses gros sourcils les rares fois où il souriait. Ce n'était pas quelqu'un de jovial et de particulièrement ouvert aux autres : en cela il ressemblait à son neveu, dans une moindre mesure.
Hiai Akino —c'était son nom— était donc venu voir Jiu pour le prévenir qu'il devrait se rendre aux terrains d'entraînement dès le lendemain matin, parce que l'administration du village leur avait assigné un nouveau professeur, à lui et son équipière.

"Qui ? avait demandé Jiu en haussant un sourcil, parce qu'après qu'on les ait confiés à Kenka, il se méfiait.
— Hen Taisaku", lui répondit son oncle après une courte hésitation, des fois que le genin connaisse l'énergumène.

Avant que Jiu ait pû le questionner davantage, son père avait fait irruption dans la pièce où ils discutaient, hurlant que lui vivant, aucun paria ne viendrait souiller sa demeure. Hiai avait évité sans peine les objets que son beau-frère lui avait lancé à la tête et, après avoir adressé à son neveu un signe de la main, il avait déguerpi sans demander son reste. Sur ces entrefaits, Kôbaï était arrivé —à croire qu'il écoutait aux portes, celui-là!—, avait attrapé Jiu à bras le corps et était reparti avec avant que leur père ne réagisse et change de cible.Le genin avait protesté, pour la forme.
Ce matin, Kôbaï n'était pas là. Jiu n'avait pas besoin de le chercher pour le savoir : quand il était à la maison, son crétin de frère aîné ressentait le besoin compulsif de lui chercher des poux. Il y avait quelques semaines encore, il se serait dit que Kôbaï avait dû sortir embêter quelqu'un d'autre. À présent, il se demandait s'il était parti s'entraîner ou si on l'avait envoyé en mission, avec les risques que ça incluait.

"Je m'inquiète pas, glissa-t-il à Yumi comme celle-ci faisait le tour de ses épaules, Ça change quoi qu'il soit ninja, cet imbécile ? Ça le rend pas moins chiant !"

Jiu lui en voulait, même, d'avoir gardé ce secret. Ils ne partageaient pour ainsi dire rien, c'était vrai, mais il lui en voulait de lui avoir caché ça.





Il n'avait aucune idée de l'endroit où pouvait bien habiter Yume. Il ne l'avait pas beaucoup vue depuis qu'ils avaient quitté l'hôpital, et c'était plus souvent elle qui le trouvait que le contraire. C'est donc seul que Jiu se dirigeait vers le terrain d'entraînement n°6 pour sa deuxième leçon en tant qu'apprenti ninja. La première s'était révélée assez chaotique ; le genin en concevait encore une certaine honte, bien que rationnellement il savait qu'il n'aurait rien pû faire.
Quand il arriva sur place, il était en avance de trois ou quatre minutes. Il crut d'abord qu'il n'y avait personne, avant d'aviser, assis un peu plus loin dans l'ombre d'une dune, un jeune homme occupé à faire tourner un kunaï entre ses doigts. Jiu regarda à nouveau autour de lui : il n'y avait qu'eux deux. Ce terrain était ouvert à tous, ce type pouvait être n'importe qui, ça ne lui donnait pas spécialement envie d'aller lui parler... Néanmoins, le jeune Akino se dirigea vers l'homme installé nonchalamment sur le sable.
Quand il fut en face de lui, il commença par s'incliner légèrement.

"C'est vous, Hen Taisaku ?" fit-il sans trop y croire.

C'est que cet homme ne ressemblait pas tellement à un ninja. Il portait un bandeau frontal sur la tête et un étui à shuriken autour de la cuisse, mais le reste de sa tenue... et surtout, la sonorité de son nom... Jiu fronça les sourcils, mais il avait remis ses grosses lunettes noires, et l'autre shinobi n'en vit rien — quoique le ton de voix du jeune Akino laissât supposer son scepticisme.

Taisaku s'apprêtait à planter là dune et kunai pour aller se dégourdir les jambes quand enfin quelqu'un s'approcha du terrain. Il ne distinguait rien hormis la silhouette de l'arrivant, qui se trouvait à contre-jour ; c'était déjà assez pour lui apprendre un certain nombre de choses sur le premier de ses élèves pour la semaine à venir.
Taisaku était un excellent physionomiste, capable de deviner toutes sortes de détails sur un individu en l’observant quelques minutes. C'était l'un des nombreux petits talents qui compensaient ses aptitudes médiocres pour le ninjutsu proprement dit. D'après les contours de la personne qui marchait dans sa direction, il était quasiment certain qu'il s'agissait d'un garçon, âgé d'une quinzaine d'années au plus, et sans goût particulier pour le taijutsu. Les plis de sa tunique sous l’épaule et le coude droits n’étaient pas très naturels, et bougeaient un peu trop – le gamin devait cacher dans ses manches une protubérance caractéristique, ou plus probablement un animal ninja.
La façon dont Jiu – l’autre élève était une fille, et Taisaku ne s’était encore jamais trompé quant au genre d’un individu - s’inclina devant lui en le saluant confirma son impression initiale : il avait affaire à un gosse introverti et pointilleux. Dans l’absolu, cette nouvelle n’avait rien de particulièrement réjouissant ; après les avertissements de Gendo, Taisaku était rassuré que le seul problème de ce gamin soit un manque d’ouverture aux autres. Parmi les shinobi du Sable, ce genre de tempérament n’avait rien d’original, et Taisaku avait appris à composer avec.

Il vit virevolter son kunai une dernière fois, le rangea dans son étui d'un seul geste et se leva. Il s'épousseta méticuleusement, car il détestait porter des vêtements couverts de sable. Il avait dû renoncer à se munir de la cape qui l’en protégeait d’ordinaire ; son ordre de mission spécifiait qu’il fallait en montrer le moins possible à leurs visiteurs - juste assez pour s’assurer de leur confiance. Il comportait d'ailleurs également des consignes très strictes quant à la courtoisie dont lui et son équipe devraient faire preuve vis-à-vis d’eux, d'où son soulagement face à la politesse nerveuse de Jiu. Il sourit au gamin en secouant ses cheveux pour les débarrasser du sable qui s'y était accroché.
"Oui, c'est moi."
Il grimaça quand il sentit un noeud sous ses doigts, tira les mèches coupables devant ses yeux et entreprit de le défaire - sans pour autant abîmer sa précieuse chevelure. L'opération était délicate, mais il avait derrière lui une longue pratique, et sa patience était pour ainsi dire infinie tant qu'il s'agissait de ses cheveux.
"Je suppose que tu es Jiu. Tu n'as qu'à t'asseoir, qu'on commence à discuter en attendant ton équipière. A propos, j'espère qu'elle n'a pas pour habitude d'arriver en retard ? Bon, l'administration a compté large pour les présentations, et elle n'est pas encore vraiment en retard, mais par principe, il faut toujours faire attention à l'heure quand on est ninja."
Le noeud céda devant l'insistance de ses doigts agiles et Taisaku poussa un soupir de satisfaction.
"Bref."
Il s'assit à nouveau sur la dune et posa ses mains sur ses genoux.
"J'imagine que tu t'es déjà présenté à elle, donc pas besoin de l'attendre pour me mettre au courant. Contente-toi des bases, on n'a pas besoin d'entrer dans les détails pour le moment. Ton âge, les techniques que tu maîtrises, les missions que tu as eu l'occasion de remplir, les exercices que tu maîtrises... Tes points forts et tes points faibles - ça, c'est très important. On récolte beaucoup de problèmes quand on ne sait pas s'évaluer."
Il s'interrompit pour laisser à Jiu le temps de lui répondre. Le gosse n'était sûrement pas habitué à tant de paroles. Bah, il n'y pouvait rien, sa langue était l'un de ses point faibles personnels, et Jiu en verrait d'autres, et des pires, parmi ses futurs collègues. Autant qu'il commence à s'habituer tout de suite.

Jiu n'avait pas l'habitude d'être autant abreuvé de paroles. Certes quand il criait, son père empêchait quiconque d'en placer une, mais ce n'était pas comme si Jiu avait alors envie de lui répondre, ou comme s'il l'avait seulement écouté ; même Kôbaï, quand il débitait des bêtises, s'interrompait pour laisser le temps à son frère de lui ordonner de foutre le camp. Mais celui qu'il avait en face de lui, Hen Taisaku, enchaînait les questions avant qu'il puisse répondre à la première de celles qu'il lui posait!
Pendant que son professeur remplaçant triturait ses cheveux sans cesser de parler, Jiu s'assit en tailleur là où il se trouvait. On ne lui avait pas demandé de se rapprocher ni de se mettre à côté, alors autant rester comme ça, c'était plus pratique pour dévisager son interlocuteur, sans compter que Yumi n'était pas toujours très à l'aise à proximité des sources de bruit — inutile de dire que le volume sonore de Kenka n'avait pas du tout été à son goût.
Quand enfin Taisaku s'interrompit, Jiu mit quelques secondes à lui répondre, pas seulement pour réfléchir à ce qu'il allait lui dire, mais également pour s'assurer que son professeur remplaçant attendait vraiment sa réponse et n'allait pas recommencer à parler.

"D'accord, alors..., commença-t-il en faisant tourner son épaule droite pour empêcher Yumi de passer devant, J'ai quinze ans. Les techniques que je maîtrise... celles de base : faire des clones, contrôler mon chakra pour adhérer à des surfaces verticales, ce genre de choses. J'ai quelques affinités avec le type futon. Sinon, je me débrouille pas mal avec les armes de jet."

Jiu passa sa main sur sa nuque et glissa le bout des doigts entre les pans de son écharpe : pour une fois, Yumi paraissait curieuse de ce qu'il se passait dehors et demandait à sortir, mais son maître préférait qu'elle reste à sa place le temps qu'il termine sa présentation. Ses doigts appuyèrent légèrement sur les mandibules qui se glissaient hors de l'étoffe ; le scorpion comprit et retourna sagement s'accrocher derrière son épaule gauche.

"J'ai pas été promu il y a très longtemps, alors j'ai encore rempli aucune mission, reprit-il tout en jetant un coup d'oeil nerveux à Taisaku, Kenka... Enfin, Kenka-senseï a eu le temps de nous donner qu'une seule leçon avant que vous n'arriviez, alors on peut pas dire qu'il nous a appris grand-chose... à part réceptionner les coups de pied", ajouta-t-il avec une petite grimace.

Jiu releva sa manche gauche et se pencha doucement en avant : Yumi avait le droit d'y aller, maintenant. Le scorpion ne se fit pas prier et descendit le long du bras de l'adolescent. Cela ressembla d'abord à une grosse boule qui émergeait du dos de Jiu et se faufilait jusqu'à sa main en émettant un cliquetis régulier, puis l'animal se retrouva sur le sable et entreprit de commencer par faire le tour de son jeune maître, avant de s'installer entre les jambes croisées de ce dernier. Jiu passa sa main sur sa carapace luisante et noire pour en chasser le sable, avec une certaine tendresse.

"Elle, c'est Yumi", se contenta-t-il de dire à Taisaku.

Il regarda ensuite autour de lui, se souvenant de la première question que ce nouveau professeur lui avait posée.

"Yume est un peu particulière. Je sais pas si elle a une notion très exacte de l'heure qu'il est, alors..."

Il ponctua sa phrase d'un haussement d'épaules. Il ne connaissait pas beaucoup plus son équipière depuis leur première leçon, il fallait bien l'admettre. Il savait que sa façon de penser était totalement différente de celle des gens ordinaires, tout comme sa façon de parler et d'aborder les choses. Elle n'aimait pas plus que lui les autres personnes, il l'avait toujours vue seule, ou exceptionnellement en compagnie du chûnin croisé à l'hôpital. Cependant, il y avait une chose qui les rapprochait : ses serpents, des animaux repoussants qui effrayaient les gens normaux ; ils inspiraient le même sentiment de dégoût que sa Yumi.
Jiu resta assis sans cesser de caresser son scorpion, la tête tournée vers Taisaku en attendant qu'il reprenne la parole, ou que Yume arrive.

Taisaku compléta son portrait de Jiu par les informations que l'intéressé lui apportait, même si ce qu'il notait dans un recoin de sa tête différait du discours de son élève. Bon, si le gamin avait eu un problème avec l'une des techniques enseignées à l'académie, il l'aurait signalé. Un souci de moins. Il semblait également avoir un bon esprit de synthèse, chose que Taisaku savait apprécier, ayant lui-même peiné à l'acquérir.
Et surtout, sa manière de répondre aux questions en disait long sur sa personnalité, son passé et son milieu. Jiu ne devait pas souvent avoir l'occasion de parler de lui, ni de parler tout court d'ailleurs. Il était tendu, s'attardait le moins possible sur le sujet, minimisait un peu ses talents... Aussitôt cette première partie terminée, il se mit à tripoter ses vêtements pour évacuer sa nervosité. Taisaku le regarda faire, concentré presque malgré lui sur les mouvements peu naturels de l'étoffe. Jiu ne développa pas d'avantage sur sa première expérience avec son professeur en titre. Jagaajaku avait laissé sur son élève la même impression qu'au reste de ses collègues, à savoir qu'il était une brute mal dégrossie.
Taisaku avait travaillé avec Jagaajaku à deux reprises, et les coups de pieds mentionnés par Jiu lui avaient laissé un souvenir cuisant. Il n'était toujours pas parvenu à décider ce qui avait été le pire : recevoir une geta dans les cotes ou se faire traîner par les cheveux ? Il grimaça et agita les doigts de sa main gauche pour chasser les échos de la douleur et de l'humiliation liées à ces épisodes.

Brusquement, Jiu tendit le bras.
Taisaku tressaillit à peine en voyant un énorme scorpion sortir de sa manche. Par bonheur, le gamin avait évité de pointer sa bestiole droit vers lui, comme les propriétaires d'animaux ninja avait trop souvent tendance à le faire. Taisaku n'était pas vraiment surpris non plus. L'attitude de Jiu était caractéristique des ninja qui passaient trop de temps avec leurs compagnons non-humains : son malaise extrême face à un interlocuteur un peu trop bavard, ses tics nerveux, la façon dont il se calmait, dont il parlait (ou plus exactement ne parlait pas), tout chez lui hurlait à Taisaku qu'il transportait un passager peu présentable.
Il regarda Jiu caresser la carapace du scorpion sans rien dire, et prit soin de se rappeler du nom de la bête. Les partenaires humains d'animaux ninja n'appréciaient guère, en général, de les entendre appeler par leur race, moins encore par les diverses variantes de "ton horrible bestiole, là". Taisaku ne tenait pas à perdre du temps en se disputant pour des questions de vocabulaire si jamais Yumi quittait la tunique de Jiu devant leurs clients.

Puis la conversation passa à l'équipière toujours manquante.
Le portrait qu'en fit Jiu alerta Taisaku, qui s'était senti jusque là plutôt rassuré par son nouvel élève. Jiu n'était pas le genre de personne qui employait à la légère un mot comme "particulière", Taisaku en aurait mis sa main au feu - un jeune adolescent se promenant avec un scorpion dans sa manche devait se sentir trop différent du commun des mortels pour poser facilement une telle étiquette. Si ce gosse la jugeait "un peu particulière", la dénommée Yume devait vraiment être un sacré numéro.
Il haussa un sourcil.
"Particulière ?" Il s'interrompit et passa sa main dans ses cheveux, cherchant un moyen de formuler sa question sans impliquer Jagaajaku et son entraînement, qui n'avait visiblement pas été une partie de plaisir. "Ca te pose un problème, pour le travail d'équipe ?"
Une séance de présentations supervisée par Jagaajaku pouvait commettre de sérieux dégâts, de l'humble avis de Taisaku. Il espérait que ça n'était pas le cas, car il n'était pas certain de sa capacité à réparer la casse en une demi-heure de préparation avant cette mission d'escorte. Jiu ne devait déjà pas être très doué pour les activités de groupe, et le peu qu'il savait de la fille la plaçait dans la catégorie "adaptation difficile" ; si en plus leur professeur les avait braqués l'un contre l'autre... Taisaku soupira. Cette journée ne serait pas de tout repos, finalement.

Ce qu'il y avait d'appréciable chez les ninja, c'était qu'eux au moins ne poussaient pas les hauts cris quand Yumi montrait le bout de ses pinces. Depuis tout petit, Jiu avait pris l'habitude de porter des vêtements amples afin de pouvoir dissimuler son scorpion, même si, en raison de sa taille désormais impressionnante pour un animal de son espèce, cela devait le faire paraître bossu. Il se moquait bien de ce que des gens qui avaient peur de sa Yumi pouvaient penser de lui.
Les ninja étaient différents des civils. Tous n'avaient pas contenu une mimique de dégoût, malheureusement, mais au moins aucun n'avait exigé de lui qu'il fasse disparaître sa compagne. Les animaux ninja n'étaient pas rares, nombreux étaient ceux qui faisaient appel à eux pour combattre ou pour d'autres services : même si les scorpions n'étaient pas spécialement attirants, ils ne choquaient pas dans ce monde-ci. Face à l'absence de réaction de la part de son nouveau professeur quand celui-ci vit apparaître Yumi, Jiu se détendit donc un peu.

La question qu'on lui posa lui fit relever la tête. Il resta silencieux un instant, laissant glisser son regard sur la dune de sable derrière le chûnin sans cesser les mouvements de ses doigts sur la carapace de son scorpion. Est-ce que cela lui posait problème de faire équipe avec Yume? Il n'y avait jamais réfléchi auparavant. Lui et l'autre genin avaient été placés dans la même équipe, il lui semblait normal d'apprendre à composer avec. Il ne connaissait pas encore bien Yume, et il devait admettre que certaines de ses réactions le mettaient mal à l'aise, mais après tout, il n'était pas spécialement à l'aise avec les gens en général ; les bizarreries de Yume valaient sans doute mieux. Ce qu'il y avait aussi, c'était que Jiu avait bien conscience de son retard considérable dans les pratiques ninja : faire équipe avec des gens de son âge plus expérimentés ferait qu'il serait toujours à la traîne, et se retrouver avec des gamins de son niveau serait une humiliation qu'il ne voulait pas avoir à subir. Yume était nettement préférable, même s'il n'évoquerait jamais ces raisons devant son instructeur.
Il secoua la tête doucement.

"Non, répondit-il, Je pense que ça ira."

Pendant les quelques minutes que prit Jiu pour répondre à sa question, Taisaku réprima une furieuse envie de soupirer. Il n'avait jamais pensé que professeur serait une tâche bien difficile, comparée à sa partie habituelle. Il n'avait pas l'habitude d'être à la tête d'une équipe ; apparemment, il avait amplement sous-estimé les difficultés à gérer un duo de "cas particuliers". Il s'était un peu trop laissé influencer par ses souvenirs de sa propre équipe de genins, dans laquelle tout s'était toujours passé sans heurts. Il aurait dû se demander pourquoi on l'avait choisi lui, dont les domaines d'expertise étaient la psychologie et la manipulation, pour diriger des apprentis ninja. Bah. Au tant pour lui - il serait capable de composer avec n'importe quelle situation, et il se considérait désormais comme averti.
La réponse de Jiu était laconique et prudente. Il pensait que ça irait. Rien de bien étonnant - il ne connaissait que très peu son équipière, et Jagaajaku avait probablement marqué leurs esprits davantage que leur nouveau partenaire. Il faudrait poser la question à la gamine aussi, s'il trouvait l'occasion - ou s'il pouvait la créer. A condition qu'elle se montre au rendez-vous. Un coup d'oeil aux ombres sur le sol confirma ce que lui annonçait son horloge interne : l'heure limite avait été atteinte, sinon dépassée.
Cette fois-ci, Taisaku ne se priva pas de soupirer. Il risquait d'avoir à instaurer un peu de discipline, ce qui ne le réjouissait guère. Il ne tenait pas à s'attirer les foudres de Gendo en brusquant sa protégée ; cet homme tenait une position souvent sous-estimée, qui lui offrait de nombreuses occasions de nuire à quiconque aurait le malheur de lui déplaire - sans même prendre en compte son statut d'unique ami de Jagaajaku Kenka. Il se releva et s'étira pour évacuer la tension de ses épaules. Une autre des raisons pour lesquelles il détestait attendre : on disposait de bien trop de temps pour ruminer les aspects négatifs des choses et accumuler du stress.

Un mouvement quelque part derrière Jiu attira son attention. Il cligna des yeux, regarda plus attentivement et reconnut un des nuages de poussière et de sable caractéristiques des techniques de déplacement accéléré du village. Gendo en émergea quelques secondes plus tard - trop lent, se dit Taisaku, qui avait déjà eu l'occasion d'évaluer son niveau. Gendo devait transporter quelque chose, ou plus probablement quelqu'un, qui le ralentissait ; Taisaku maintint son attention sur la poussière en suspension. Des taches noires apparurent ça et là dans le nuage ochre, grossirent, et finalement une petite silhouette jaillit au dehors pour trottiner à la suite de Gendo.
Ce devait être l'équipière manquante - Yume, se reprit-il quand l'image de Gendo transmettant les menaces de Jagaajaku lui revint en mémoire.
Elle avait une démarche étrange, asymétrique, dont le rythme semblait à la fois familier et terriblement étrange aux oreilles de Taisaku. Il comprit en jetant un coup d'oeil aux traces sur le sol, et ne put retenir une grimace admirative. Cette gamine laissait des marques de serpent sur le sable ; elle parvenait même à produire des sons rappelant le crissement des écailles des serpents du désert. Taisaku ne put retenir une grimace perplexe. Il comprenait l'intérêt d'une telle... capacité, mais elle n'avait rien de conventionnel, même parmi les ninja du Sable. Quelque chose le dérangeait dans cette bizarrerie - à quoi bon inventer une nouvelle technique de déplacement aussi tordue ?
Il rangea cette question dans un coin de son esprit et reporta son attention sur Yume. Son chèche et les mèches brune qui lui tombaient devant la figure empêchaient d'observer ses traits en détail ; Taisaku nota quand même que son visage était rond - on aurait pu le qualifier de poupin si elle avait été convenablement nourrie - ses yeux noirs et son expression infantile. Elle était couverte de noir de la tête aux pieds, depuis son chèche jusqu'aux traditionnelles sandales ninja, qu'elle portait montantes, inclus sa tunique ample et son pantalon. On avait cousu un bandeau ninja à sa manche droite, entre le coude et le poignet, et la plaque métallique présentait plus de bosses, éraflures et traces douteuses que Taisaku n'en avait vu depuis celle de Jagaajaku ; des mèches de cheveux échappaient à son chèche à divers endroits sur sa tête.
En résumé, la gamine présentait mal.

Gendo s'arrêta en face de lui, et lui offrit un air d'embarras poli. Yume se plaça un peu en retrait, du côté de son équipier - un bon signe pour l'entente entre eux.
Ce fut seulement lorsqu'elle tendit les bras au dessus de sa tête pour saluer Jiu que Taisaku réalisa qu'il ne s'agissait pas d'une gamine au sens propre du terme. Il écarquilla les yeux en reconnaissant le mouvement d'une poitrine sous sa tunique. Jiu sembla plus intéressé par ses mains qu'elle ouvrait et refermait en émettant des onomatopées étranges. Il tenta de cacher un embryon de sourire et échappa au regard farouchement protecteur que Gendo infligea à Taisaku.
Taisaku s'efforça d'ignorer les menaces multiples et variées dans le regard de Gendo et de sourire à Yume.
"Vous arrivez juste à temps, Gendo-san."

Yume trottinait aussi vite qu'elle pouvait pour suivre le rythme d'Araki-hebi, qui sautait d'un toit à un autre avec une aisance parfaite. Elle avait bien du mal à le suivre, car il avait l'habitude d'utiliser son chakra pour adhérer aux surfaces glissantes ou trop inclinées, et n'avait pas attendu qu'elle prenne ses repères avant de commencer à courir. Si un humain avait voulu la traîner de la sorte, Kowai ou Sakki se seraient glissés dans sa manche pour mordre l'intrus et le forcer à la lâcher, mais Yume refusait de les laisser mordre Araki-hebi. Elle courrait donc, en serrant son sac contre elle pour l'empêcher de balloter, et se concentrait sur ses pieds pour ne pas perdre l'équilibre. Quand elle trouvait assez de vent dans son ventre, elle sifflotait pour calmer ses viscères, qui n'appréciaient guère d'être secouées comme des sacs de sable.
Malgré ses efforts, la mince couche de sable qui recouvrait les toits de terre ne suffisait pas pour sa technique de déplacement - elle ne faisait que crier et glisser contre ses bottes - et Yume manquait régulièrement de tomber. Le bruit de choses brisées ne ressemblait pas aux cris des dunes, ni au murmure feutré que faisaient ses pas et ses bonds en temps normal ; Yume était certaine qu'elle les écrasait contre les toits à chaque pas, et cette idée lui arrachait des grimaces.
Devoir se méfier de tant de choses à la fois lui rappelait les épreuves dans la salle du Vieux, et faisait s'agiter la viscère dans son ventre. La présence d'Araki-hebi l'empêchait de paniquer, pas de se sentir mal à l'aise. Elle n'avait pas la moindre idée de la direction qu'elle suivait ; elle se laissait entraîner par Araki-hebi et luttait pour empêcher ses jambes de faire des noeuds. Après plusieurs minutes de cavalcade, il s'arrêta au bord d'un toit, trop brusquement pour que Yume puisse l'imiter ; elle le heurta en poussant un sifflement inquiet, faillit retomber en arrière et se sentit rattrapée in extremis par l'épaule. Araki-hebi la redressa avec douceur, puis la relâcha et attendit qu'elle recouvre son équilibre. Elle lâcha sa manche à son tour et s'écarta de quelques pas, titubant à demi.
"Tout va bien, Yume," lui dit-il en souriant - un sourire de hebi, qui immobilisa la viscère dans son ventre. "Serre ma main, un dernier saut et on y est."

Elle acquiesça, attendit quelques secondes pour récupérer son souffle et calmer ses autres viscères. Kowai et Sakki sifflèrent leurs protestations, et elle les caressa nerveusement à travers ses vêtements. Une fois certaine qu'ils n'attaqueraient pas Araki-hebi, elle s'approcha à nouveau de lui, referma son poing sur sa manche et serra aussi fort qu'elle le pouvait.
Araki-hebi leva sa main libre et replia ses doigts pour former le sceau caractéristique des techniques de déplacement du village ; Yume se sentit arrachée à l'espace qu'elle occupait et l'espace d'un instant elle resta suspendue en l'air, sans autre point d'appui ou de repère que la manche d'Araki-hebi, tandis qu'on la projetait sur plusieurs dizaines de mètres à chaque fraction de seconde. Elle cligna des yeux et ses pieds heurtèrent quelque chose de solide - le sol, comprit-elle, et elle agita maladroitement ses jambes pour trouver dans quel sens penchait ce sol qu'elle ne voyait pas. Tout autour d'elle était couleur de sable ; elle se demanda brièvement si elle avait appelé Kekkai sans s'en rendre compte et agita une main devant elle pour tâter l'air. Le bruit du sable se frottant à son gant la rassura - elle n'était pas dans un rêve, juste entourée de poussière et de sable en suspension. Son geste projeta du sable vers son visage ; elle ferma les yeux à temps, pas la bouche, et avala une bouffée du mélange qui lui arracha une quinte de toux.

Elle sentit la manche d'Araki-hebi glisser sous ses doigts, qu'elle avait desserrés dans sa surprise, et l'entendit s'éloigner. Le rendez-vous - Araki-hebi avait dit qu'ils étaient presque arrivés, avant le saut. Elle fit un premier pas hésitant dans sa direction...
Le coeur parfait des cris de miettes résonna dans tout son corps depuis la plante de son pied. Dunes - elle était de retour parmi les dunes. De nouveau en terrain familier, elle retrouva son assurance : sa démarche s'assouplit, et elle sourit en sentant ses pieds glisser avec le sable sans qu'il ne lui oppose de résistance. Deux pas suffirent à l'extraire du nuage ; elle prit une longue inspiration et observa les alentours. Araki-hebi l'avait ramenée près des poteaux devant lesquels Kenka-sensei les avait convoqués, Jiu et elle et Yumi, une semaine auparavant. Elle trottina dans les traces d'Araki-hebi et profita de son ombre pour détailler les deux personnes qui les attendaient là.

La première était Jiu, dont elle s'approcha autant que possible sans s'écarter d'Araki-hebi. L'autre était un humain pas bien grand, dont les cheveux avaient la couleur du sang presque séché, avec des reflets comme des traînées de sang frais et d'autres comme les taches sur le dos de Sakki. Il l'observait en plissant les yeux, l'air surpris et vaguement ennuyé ; néanmoins sa posture ne dégageait aucune impression d'agressivité et son physique n'avait rien de menaçant, aussi Yume se détourna-t-elle de lui pour saluer Jiu et Yumi. En restant à l'abri derrière Araki-hebi - avec les humains, on ne savait jamais.
Elle sourit à Yumi, ravie qu'elle soit sortie de la tunique de Jiu. Comme Jiu et Yumi étaient restés à l'ombre, la carapace du scorpion ne luisait pas autant que la veille, mais ça ne l'empêchait pas d'être très noire et très jolie. Yume leva les mains et fit claquer ses doigts contre ses paumes en sifflotant gaiement.
"Jiu et Yumi - déjà sortie aujourd'hui ? Bonne lune, bon soleil, mais famille de Jiu pas gentille, crier, fort et longtemps, comme des souris malades, longtemps ! Humain plein de faux dans le faux, ssssk. Petits scorpions," ici elle baissa les bras pour gratter son gant gauche de l'index, imitant avec plus ou moins de succès le bruit qu'avaient fait les scorpions de Koubai, "t-kss, t-kss, partout, près de la dune, mais pas jolis comme Yumi. Pleins de poussière !"
Elle s'interrompit le temps de réfléchir aux implications de sa dernière remarque.
"Nettoyer la carapace de Yumi, qu'il doit, Jiu, ssss ? Souvent ?"